1. Introduction.
La question des ressources pétrolières, de leur évolution et des perspectives de leur épuisement donne lieu depuis des décennies à une quantité innombrable de publications de toutes sortes. Périodiquement, à telle ou telle occasion fournie par l’actualité économique, politique ou géostratégique, ou encore du fait de l’intérêt porté à ces questions par des organismes administratifs, industriels ou universitaires, se pose notamment la question de savoir à quel horizon les ressources pétrolières planétaires seront épuisées, ce qui en effet adviendra bien un jour.
La présente note a pour objet de fournir quelques éléments d’appréciation sur ce sujet en récapitulant des données historiques aisément accessibles.
Les données utilisées sont pour l’essentiel issues de la publication statistique annuelle de British Petroleum (BP) : Statistical Review of world energy, édition 2014, qui comporte des séries longues pour toutes les sources d’énergies, jusqu’en 2013 inclus.
2. La notion de « pic pétrolier ».
2.1 Généralités.
Cette notion est surtout connue par son expression anglo-saxonne « peak-oil ».
On considère les différentes phases d’exploitation d’un gisement 1 de pétrole. Le rythme d’exploitation est au début lent et progressif, pour différentes raisons : phase d’apprentissage de l’exploitation, organisation de la commercialisation, etc. Il y a ensuite une phase de croissance plus rapide, avec éventuellement de nouvelles découvertes, suivie d’un quasi-palier puis d’une décroissance (souvent appelée « déplétion ») du fait de l’épuisement progressif du gisement et des difficultés d’extraction en fin de vie.
C’est la période quasi stationnaire qui détermine le « pic pétrolier », défini comme le moment où la production passe par un maximum et commence à décroître. Le graphique de la quantité produite (par exemple le tonnage annuel) en fonction du temps prend la forme d’une courbe « en cloche » plus ou moins régulière.
On notera que cette notion de « pic » peut être appliquée à n’importe quelle autre substance dont la quantité est limitée.
2.2 Cas de la Norvège et du Royaume-Uni.
On prendra comme exemples les gisements des eaux territoriales en mer du Nord, respectivement celles de la Norvège et celles du Royaume-Uni. On sait que les découvertes de ces gisements « off-shore » et le début de leur exploitation remontent au début des années 1960.
Voici les graphiques de production pour ces deux ensembles, qui comportent chacun plusieurs champs pétrolifères qu’on ne détaillera pas ici.
Malgré des irrégularités, les courbes présentent bien la configuration décrite précédemment. Le pic pétrolier a eu lieu au tournant de l’année 2000 pour les deux pays et la déplétion paraît inexorable. Les courbes sont très grossièrement symétriques, malgré des différences d’allures entre la montée en puissance et la déplétion des gisements.
Une autre représentation graphique possible consiste à tracer les productions cumulées, ce qui a pour intérêt notamment de limer les irrégularités de production dues à des accidents de conjoncture ou autres causes occasionnelles et non structurelles.
Voici le graphique des productions cumulées.
Ces courbes sont extrêmement intéressantes. Ce sont des « courbes en S » ou « courbes logistiques » 2 (celle de la Norvège est particulièrement caractéristique), avec un point d’inflexion où la pente est maximum et qui correspond à l’époque du pic pétrolier. On voit que ces courbes tendront à la longue vers des maxima qui représentent la capacité des gisements de mer du Nord et seront atteints lors de leur épuisement.
2.3 Production et réserves. Cas de la Norvège.
Il est maintenant intéressant de rapprocher les productions réalisées et les réserves estimées, c’est-à-dire ce qui à chaque instant reste à exploiter dans chacun des gisements compte tenu des extractions antérieures. Les estimations de réserves ont évolué dans le temps, au fur et à mesure des améliorations technologiques, des nouvelles découvertes et de la mise en exploitation de nouveaux puits.
On considèrera le cas de la Norvège. Voici le graphique des estimations de réserves année après année depuis 1980.
Ainsi en 1980, alors qu’avaient déjà été extraites un peu plus de 100 millions de tonnes (Mt) de pétrole, on estimait les réserves à 400 Mt, ce qui signifie que le gisement de l’époque (site Ekofisk pour l’essentiel) était crédité d’une capacité d’environ 500 Mt.
Par la suite, la découverte puis la mise en exploitation de sept autres sites ont conduit à réévaluer régulièrement les réserves. A l’époque du pic pétrolier, on estimait les réserves à environ 1 400 Mt alors que 2 000 Mt avaient déjà été extraites. En 2014, environ 3 500 Mt ont déjà été extraites et on estime à 1 000 Mt ce qui reste (une nouvelle découverte a été faite en 2012), soit si ce dernier chiffre est confirmé une capacité totale de 4 500 Mt dont l’horizon d’épuisement n’est évidemment pas connu (on cite parfois la date de 2040).
La capacité estimée des gisements norvégiens de la mer du nord a donc été multipliée par 10 en trente ans 3.
3. Production et consommation mondiales de pétrole.
3.1 Évolution de la production et de la consommation.
On sait que les ressources pétrolières sont très inégalement réparties dans le monde, ce qui tient à l’histoire géologique des continents. L’équilibre entre la production et la consommation ne peut donc être assuré que globalement et moyennant un ensemble d’exportations et d’importations massives par voie maritime ou terrestre.
Le graphique suivant représente l’évolution de la production et de la consommation mondiales depuis un demi-siècle. La série ne commence qu’en 1965, origine des séries des statistiques BP.
On peut constater visuellement que les deux courbes sont très proches l’une de l’autre, voire souvent confondues.
Il y a donc eu une adéquation satisfaisante entre offre et demande mondiale, les faibles écarts annuels étant peu significatifs (stocks de fin d’années, etc.) : on ne note sur longue période ni surproduction notable ni pénurie notable, en dépit de troubles fréquents au Moyen-Orient 4. Autrement dit, la demande globale des consommateurs a déterminé l’offre des producteurs, laquelle s’est adaptée sans difficultés apparentes.
La production annuelle, fortement croissante jusqu’en 1973, s’est ensuite notablement ralentie. Puis les deux périodes troublées de 1973-1974 et de 1979-1982 marquées par les deux « chocs pétroliers » ont profondément perturbé le rythme de production ; ces évènements sont bien visibles sur la courbe ; on se rappelle que ces périodes ont connu des augmentations de prix très importantes ; on ne reviendra pas sur les évènements qui ont déterminé ces deux épisodes appartenant maintenant au passé éloigné.
Depuis 1983 environ, la production annuelle a crû de façon pratiquement linéaire, d’où l’allure rectiligne de la courbe malgré quelques irrégularités.
On ne décèle pas (disons « pas encore ») d’allure « en cloche ». A s’en tenir à l’aspect visuel, il semble donc que l’on soit encore loin du maximum de production caractéristique d’un « pic pétrolier ».
3.2 Production mondiale cumulée.
Comme pour les deux États analysés précédemment, il est possible de tracer la courbe de la production mondiale cumulée. C’est l’objet du graphique suivant.
La série BP ne commence qu’en 1965 ; à cette époque, la production cumulée était d’environ 25 milliards de tonnes (Gt), on a donc translaté la courbe de 25 Gt vers le haut pour obtenir la production cumulée depuis l’origine.
La courbe de production annuelle n’accusait pas de forme « en cloche », il n’est donc pas surprenant que la courbe de production cumulée ne manifeste pas d’allure « en S ». Le pic pétrolier ne parait pas être actuellement en vue.
4. Évolution des réserves estimées.
On a vu sur l’exemple des gisements de la mer du Nord que les réserves avaient été réévaluées en permanence, au fur et à mesure de la meilleure connaissance des gisements exploités et de la découverte de gisements supplémentaires.
La notion de réserves « prouvées » généralement utilisée correspond aux réserves détectées et exploitables selon des technologies existantes ou en cours de mise au point. Contrairement aux productions et aux consommations, qui sont des données observées, les réserves résultent d’estimations déclarées par les compagnies pétrolières ou les États.
Il peut certes exister des surestimations et de sous-estimations dues à des erreurs d’appréciation ou à des arrière-pensées stratégiques. Toutefois, il est permis de considérer que ces approximations se compensent plus ou moins et que les ordres de grandeur globaux sont à peu près fiables.
Le graphique suivant représente l’historique des réserves « prouvées » selon la série statistique de BP, qui ne commence qu’en 1980. Comme la série longue est exprimée en barils, on l’a convertie en tonnes en utilisant le ratio BP de 2013 (soit 7,1 barils par tonne).
En 1980, la production cumulée était de 65 Gt et les réserves étaient estimées à 100 Gt, soit 65 + 100 = 165 Gt de capacité totale.
En 2013, la production cumulée a atteint 185 Gt et les réserves sont estimées à 240 Gt, soit 185 + 240 = 425 Gt de capacité totale 5.
La capacité totale estimée est donc passée en trente ans de 165 à 425 Gt, soit une multiplication par 2,5.
Une autre manière de présenter l’évolution des réserves estimées est d’utiliser le ratio : « rapport entre réserves estimées en fin d’année et production de la même année », soit R/P, ce qui donne la durée qui resterait à courir jusqu’à épuisement des réserves dans le cas – tout théorique évidemment – où la production se stabiliserait au niveau actuel.
Ce ratio était :
En 1980, de 100 / 3 = 33 ans.
En 2013, de 240 / 4,1 = 58 ans 6.
Par conséquent, l’horizon d’épuisement des ressources pétrolières n’a cessé de s’éloigner au fil des années malgré la croissance de la production annuelle, sous l’effet des progrès technologiques et des nouvelles découvertes. Or d’une part les progrès technologiques n’ont aucune raison de s’interrompre et d’autre part de nouvelles découvertes sont d’ores et déjà prévisibles (les régions arctiques notamment sont âprement convoitées, mais pas seulement). Enfin les gisements non conventionnels (dont les schistes) peuvent révéler des ressources nouvelles.
Il est donc assez vraisemblable que les réserves continueront à être régulièrement réévaluées, et peut-être de façon notable, quoique les pronostics chiffrés en la matière restent hasardeux.
5. Évolution de la consommation de pétrole.
5.1 Le rapport Meadows.
Il est intéressant d’évoquer ici une étude qui a fait grand bruit vers 1970 : il s’agit du rapport « Meadows » du nom des deux auteurs (Massachusetts Institut of Technology, MIT), publié sous le titre « The Limits to Growth » (les limites de la croissance). Ce rapport a malheureusement été dévoyé par le tristement célèbre « club de Rome » spécialisé dans les prévisions aussi catastrophistes qu’erronées, sous le titre français « Halte à la croissance ? » (le point d’interrogation étant toutefois de rigueur), qui politisait et dramatisait ce travail pourtant méthodique et méritoire compte tenu des connaissances et des moyens de calculs de l’époque. Dans ce rapport (tableau 4A) les auteurs estimaient au minimum les réserves de pétrole à 455 milliards de barils, soit environ 65 Gt (s’ajoutant à environ 35 Gt déjà extraites). Mais ils émettaient l’hypothèse complémentaire (note n°4 du tableau 4A) qualifiée d’ « optimisée » que les réserves puissent être 5 fois plus importantes, ce qui donnait donc une capacité totale d’environ 5 x 65 + 35 = 360 Gt. On notera que ce chiffre n’est pas très éloigné des estimations actuelles (425 Gt comme on a vu).
Toutefois, dans cette hypothèse « optimisée », les auteurs concluaient à un épuisement des ressources mondiales au bout de 50 ans, c’est-à-dire en 2020, ce qui cette fois s’est révélé totalement erroné.
En fait, l’erreur d’appréciation des consorts Meadows était d’avoir basé leurs calculs prévisionnels sur la poursuite d’une croissance exponentielle de la consommation, donc de la production. C’est en effet ce qui avait été observé depuis la fin de la seconde guerre mondiale (les « trente glorieuses ») 7 mais il n’était guère plausible que ce type de croissance se prolonge très longtemps, compte tenu du caractère exceptionnel de cette période de remise en marche de l’économie mondiale.
On vient de voir en effet que la croissance s’était bien assagie depuis lors.
5.2 Tendances actuelles.
La tendance générale dont on vient de parler dissimule de fortes disparités entre les grandes régions du monde, comme l’indique le graphique suivant.
On a fait débuter ce graphique en 1980 pour éliminer la période peu significative des deux chocs pétroliers.
On voit que les pays les plus développés : Amérique du nord, Europe, Japon, Australie, Corée du sud, ont stabilisé puis diminué leurs consommations sous l’effet des politiques d’économies d’énergie puis de la crise financière de 2008. La Russie et les pays voisins quant à eux ont stabilisé leurs consommations depuis l’effondrement de l’URSS.
La consommation totale de ces pays développés et assimilés représente actuellement environ la moitié de la consommation mondiale.
En revanche, la consommation du reste du monde est en croissance régulière, surtout en Asie.
Du fait de ces évolutions contraires, la croissance annuelle de la consommation mondiale de pétrole est sensiblement linéaire et actuellement inférieure à 1,2% (en la calculant sur une dizaine d’années). Elle a notamment été de 1,1% entre 2012 et 2013.
5.3 Un peu de prospective.
Il est peu vraisemblable que l’on assiste à une « explosion » de la demande de pétrole dans les pays en développement ni à un renversement des politiques d’économies d’énergie dans les pays développés. C’est pourquoi une prolongation de la tendance actuelle (observée depuis trente ans rappelons-le) pendant encore quelques décennies n’est pas une hypothèse déraisonnable. Simplement à titre d’exercice, supposons donc que la consommation, qui était de 4,1 Gt en 2013, continue à croître linéairement à partir de cette date au rythme de 1,2% par an sans s’infléchir. Pour parvenir à épuiser les réserves estimées actuelles (soient 240 Gt) le calcul montre qu’il faudrait environ 45 ans 8 ce qui conduit à l’horizon 2060 environ. Cette première estimation est déjà intéressante en soi.
Mais les choses pourraient évoluer de façon différente. En effet, comme dans de nombreux autres domaines de la consommation et du mode de vie, il est probable que l’ensemble du monde se rapprochera peu à peu des standards occidentaux. A moyen ou long terme la consommation des pays en développement, et donc la consommation mondiale, devrait donc progressivement tendre vers une stabilisation puis une décroissance.
Par ailleurs, les réserves estimées ont toutes chances d’augmenter encore dans les prochaines décennies pour les raisons indiquées précédemment. Enfin, il est illusoire de penser que pour des raisons idéologiques ou autres le monde puisse laisser en place la moindre réserve accessible de cette matière première à haute valeur énergétique et pratiquement irremplaçable dans de nombreux domaines.
En partant de ces prémisses, il n’est pas déraisonnable de considérer que le monde disposera encore de ressources pétrolières au moins jusqu’à la fin du XXIème siècle, le « pic » s’étant produit entre temps.
Bien entendu, il n’est pas interdit de préparer l’ « après-pétrole », mais méthodiquement et calmement, et sans permettre aux émotions, aux préjugés, aux idéologies et aux mensonges institutionnels de prendre le pas sur les considérations scientifiques. Il n’est pas certain que le monde ait cette sagesse, et c’est là la principale incertitude.
1 Par « gisement », on peut entendre un champ précis, ou un ensemble de champs situés dans un secteur donné, ou encore les ressources totales d’un Etat, voire une région du monde ou même le monde entier comme on va le voir.
2 Ce type de courbe présente un caractère universel ; on la rencontre dans un très grand nombre de phénomènes : psychologie, biologie, sociologie, physique, etc. Mathématiquement, la courbe en S est la dérivée de la courbe en cloche.
3 Notons que la Norvège, qui possède des eaux territoriales en océan Arctique, envisage désormais l’exploitation de ces ressources pour assurer le relais de celles de la mer du Nord.
4 Les fluctuations parfois importantes des cours du pétrole brut au cours de la période semblent répondre à de tout autres causes que la simple loi de l’offre et de la demande, causes que l’on n’analysera pas ici.
5 BP tient un compte à part de deux gisements particuliers : les sables bitumineux du Canada et le gisement Orinoco du Venezuela, pour des raisons qui ne seront pas exposées ici. Ces deux réserves cumulées représenteraient environ 60 Gt supplémentaires. Le présent graphique ne les prend pas en compte.
6 BP donne en 2013 un R/P plus faible (53,3 ans), pour des raisons non élucidées. Si on tenait compte des réserves supplémentaires du Canada et du Venezuela, le R/P serait de 70 ans.
7 Cette erreur était courante à l’époque. Elle avait déjà été celle du révérend Thomas Malthus, un siècle et demi plus tôt. Il serait hasardeux de considérer qu’elle a été totalement éradiquée de la pensée scientifique…
8 Et 54 ans si l’on prend en compte les 60 Gt de réserves supplémentaires du Canada et du Venezuela, ce qui conduit à l’horizon 2070 environ.